CHAPITRE VIII

Tiernan s'assit sur le trône du Lion. Il éclata de rire.

— Sais-tu depuis combien de temps j'avais envie de faire ça ?

Brennan s'en fichait éperdument ; il secoua la tête.

— Depuis que mon jehan m'a dit que j'étais l'héritier de la Maison d'Homana.

— Quelle subtilité de sa part, Tiernan ! se moqua Brennan.

— Oh, il n'a pas été subtil. Je suis le fils de la défunte Isolde, la rujholla du Mujhar. Mon sang réclame le trône !

Brennan se planta devant son cousin, les bras croisés.

— Il n'y a plus d'a'saii, n'est-ce pas ? A part toi et Ceinn, bien entendu... Mais Ceinn a eu les mains liées il y a bien des années, quand mon jehan l'a choisi comme shu’maii pour sa Cérémonie des Honneurs.

Les mains de Tiernan se crispèrent sur les accoudoirs du trône.

— J'ai autant de droits à la couronne que toi.

— Vraiment ?

— Ma lignée remonte au temps des anciens Mujhars cheysulis, qui n'avaient nul besoin d'épouser des étrangères pour s'assurer d'Homana. Elle nous appartenait ; les dieux nous l'avaient donnée.

— Que fais-tu des Ihlinis ? Ton sang est peut-être plus pur que le mien. Mais laisse-moi te rappeler que ces manipulations dynastiques ont dû avoir lieu parce que certains clans ont refusé de se marier à l'extérieur. De plus, tu dois savoir qu'il est de plus en plus certain que les Ihlinis sont nos parents...

— Hérésie !

— Probabilité ! Regarde les lirs. Ils n'attaquent pas les Ihlinis. Ils refusent de nous dire pourquoi, affirmant simplement qu'ils suivent les décrets des dieux. Il est possible que cette loi existe pour empêcher les enfants des dieux de s'entre-tuer.

— Les Ihlinis ont toujours tué les Cheysulis !

— Comme les Cheysulis tuent les Ihlinis. Mais sans l'aide de leurs lirs. Sans l'usage de tous leurs pouvoirs. Ainsi, nos batailles avec les Ihlinis restent à l'échelle humaine.

— C'est impossible, dit Tiernan en se levant d'un bond.

— Au contraire ! Tu connais la Prophétie, Tiernan. Elle nous dit que son but est de faire fusionner quatre royaumes et d'unir deux races ennemies. Nous connaissons les quatre royaumes : Homana, Solinde, Erinn et Atvia. Je régnerai sur Homana, Hart aura Solinde, Corin Atvia, et Keely épousera le futur roi d'Erinn. Quant aux deux races ayant les dons des Anciens Dieux, que peuvent-elles être sinon les Cheysulis et les Ihlinis ?

— Que les dieux te foudroient ! dit Tiernan, livide.

— Pourquoi ? Ce sont eux qui nous ont fait don de la Prophétie. Tiernan, je ne veux pas dire par là que nous devrions aller voir Strahan avec des paroles de paix à la bouche ! Mais peut-être le moment est-il venu de reconnaître que tous les Ihlinis ne sont pas des monstres voués à Asar-Suti. Certains croient à l'unification pacifique de nos peuples.

Tiernan regarda le trône du Lion. Il le toucha.

— Sais-tu ce qui se passera quand la Prophétie sera accomplie ?

— Oui. La paix. La cohabitation. Les Premiers-Nés existeront de nouveau.

— C'est ça, dit Tiernan. Et que nous arrivera-t-il, à nous, les Cheysulis ? Les lignées se mélangeront, jusqu'à ce que le nouveau sang étouffe l'ancien. Nous cesserons d'exister, car nous ne serons plus nécessaires !

— Les dieux ne nous conduiraient pas vers la voie de l'accomplissement pour nous rayer de la surface de la terre quand nous l'aurons atteint, dit Brennan. Nous avons été des enfants si obéissants...

— Peut-être trop ! Niall a déjà rabâché les sottises que tu racontes. La paix, la réapparition des Premiers-Nés... Sais-tu ce qu'il dit d'autre, Brennan ? Que nous perdrons nos lirs.

— Je crois que c'est une exagération.

— Pourtant, c'est le Mujhar et notre su'fali, son homme lige, qui le disent ! Si cette partie de l'hérésie est vraie, je crois que nous devrions réfléchir à ce que signifie l'accomplissement de la Prophétie.

— Dis-tu toutes ces idioties pour te venger de ne jamais monter sur le trône du Lion ?

Tiernan s'éloigna du trône.

— J'y renonce, dit-il.

Brennan ouvrit la bouche pour le féliciter d'avoir recouvré ses esprits. Mais son cousin continua à parler :

— Je renonce au trône ; je te renie ; je renie tout ce qui a un rapport avec la Maison d'Homana, même Maeve.

Ce dernier point était déjà réglé. Maeve avait accepté de devenir sa meijha avant de connaître les ambitions de Tiernan. Elle n'avait pas la moindre intention de tenir sa promesse maintenant qu'elle avait appris la vérité sur lui.

— Tiernan...

— Tu ne comprends pas ? Nous ne serons plus utiles. Quand les Premiers-Nés revivront, les Cheysulis seront dépassés.

— Imbécile !

— Non. Je suis peut-être le seul à comprendre ce qui se passera réellement. Tu avais raison, cousin, il n'y a pas d'a'saii, seulement un parent ambitieux... Mais le besoin s'en fait de nouveau sentir. ( Tiernan fit une pause. ) Je renie la Prophétie.

Brennan se pétrifia.

— Tu ne peux pas !

— Pourquoi ? Je suis lié par ma volonté de la servir. Et désormais, je ne la sers plus.

— Si tu fais cela, tu tourneras le dos aux clans, à ta race, à ton tahlmorra... Tu renonceras à l'Autre Monde !

— Je commence à penser que celui-ci est plus que suffisant ! ( Il descendit de l'estrade. ) Je te remercie, Brennan. Sans toi, je n'aurais pas compris ce que signifiait la Prophétie, et je l'aurais toujours servie aveuglément.

— Je pourrais t'arrêter, dit Brennan. Ici même, dans cette salle.

Tiernan fit volte-face.

— Alors, fais-le, cousin. Mais sois sûr que le combat sera à mort. Pour m'arrêter, tu devras me tuer.

Il ne vaut pas la peine que je me souille les mains une seconde fois avec le sang de ma famille.

— Pars, dit Brennan. Mais souviens-toi que tu es désormais un homme sans clan. Ton nom sera rayé des registres. Ton père n'aura jamais eu de fils.

— A moins qu'il ne choisisse de me suivre, dit Tiernan.

— Ceinn ne ferait jamais...

Il s'interrompit. Ceinn avait élevé ce rebelle ; il était fort possible qu'il préfère lui aussi l'ancien monde au nouveau.

Tiernan sourit.

— Je vois que tu comprends...

— Tu diviserais les clans volontairement ? Quelle sorte de guerrier es-tu ?

— Un a'saii. Un homme sans clan, libre de me servir moi-même.

Brennan eut du mal à se retenir de jurer.

— Tu profanes ce lieu. Tu déshonores la mémoire de ta jehana.

— Isolde est morte, dit Tiernan. Quant à ce lieu, je vais le quitter de ce pas.

Immobile, Brennan regarda partir son cousin. Face à une telle détermination, il n'y avait rien à dire.

— Il changera d'avis, dit le prince au Lion. Il ne quittera pas son clan.

Il toucha son oreille sans lobe.

— Mais peut-être devrais-je en parler à mon jehan.

Brennan le fit dès le soir, lors du repas que Niall prit seul dans son solarium privé, Deirdre étant occupée ailleurs.

— Je ne peux pas croire que tu aies été assez idiot pour inciter Tiernan à de telles âneries ! Tu sais pourtant comment il est !

Brennan n'était pas très fier de lui ; la colère de son père le fit se sentir encore plus mal à l'aise.

— Ma foi, je crois qu'il ne faut pas nous inquiéter. Tiernan parle beaucoup, mais il agit peu.

— Peux-tu me dire ce qui risque d'arriver s'il met sa menace à exécution ?

— Comment pourrait-il tourner le dos à tout ce qui fait sa vie ?

— Il semble déterminé. Combien de guerriers connais-tu qui parleraient à la légère de ces choses ?

— Aucun, mais...

— Mais, voilà le mot. Je te suggère d'aller à la Citadelle tout de suite et de voir si tu peux réparer les dégâts.

— Jehan...

— J'irai dès demain matin. Ce genre de menace concerne aussi le chef de clan et le shar tahl.

— Pourquoi ne pas me laisser y aller avec vous demain ? Tiernan ne va pas faire la révolution ce soir !

— Je t'ai dit d'y aller ce soir. Même un roi doit apprendre à assumer les conséquences de ses actes. Commence maintenant ; les choses te sembleront ainsi plus faciles quand tu seras Mujhar.

Son héritier lui jeta un regard écœuré et sortit en claquant la porte.

Lir, nous avons reçu une mission idiote.

Nous ? demanda Sleeta.

Tu me critiques, toi aussi ?

Elle soupira.

Où allons-nous ?

A la Citadelle.

Dans ce cas, je vais faire un effort ! dit la panthère en s'animant.

Brennan donna l'ordre qu'on selle son nouvel étalon. Il était entièrement noir, à part une tache blanche sur le nez.

Brennan sauta sur la selle cheysulie et laissa l'étalon se fatiguer à essayer de le désarçonner. Quand il se fut calmé, il fit signe qu'on lui ouvre les portes.

— Le Mujhar part demain matin, dit-il au palefrenier.

— Oui, mon seigneur.

Il lança l'étalon au galop. Sleeta bondissait à son côté.

Il arrivait à la limite des terres cultivées et de la forêt quand Rhiannon le rattrapa. Brennan avait mis l'animal au pas après le galop destiné à évacuer ses frustrations et celles de la bête. Rhiannon avait galopé sans arrêt : sa jument baie était couverte de sueur.

— Tu n'aurais pas dû faire ça, dit-il sévèrement.

— Je sais. Mais vous n'avez pas entendu mon appel.

— Quand m'as-tu appelé ?

— Quand le cheval a essayé de vous écraser le genou contre le poteau de l'entrée. Vous juriez, il n'est pas étonnant que vous n'ayez pas fait attention à moi.

Il fit un petit sourire.

— D'accord... Il est vrai que je tiens à mon genou ! Descends, meijhana. Ta jument doit se reposer.

Elle glissa élégamment de sa selle. Il attrapa la main de la jeune femme et l'attira vers lui. Rhiannon se mit sur la pointe des pieds pour recevoir son baiser.

— Cela vous ennuie que je vous aie suivi ? dit-elle quand il la lâcha. Je dois si souvent passer mon temps avec Deirdre et ses autres suivantes, alors que je voudrais être avec vous...

Il se sentit un peu coupable. Chacun savait qu'il couchait avec Rhiannon. Pourtant, le Mujhar ne disait rien. Sans doute pensait-il que lui rappeler trop souvent l'arrivée imminente d'Aileen provoquerait une dispute.

— Cela ne m'ennuie pas, meijhana. Mais tu risques de ne pas t'amuser beaucoup. Je vais à la Citadelle pour régler mes comptes avec un cousin.

— Tiernan est un idiot, dit Rhiannon. Maeve est amoureuse de lui ; il devrait en profiter pour gagner les faveurs du Mujhar.

Ils marchèrent un moment en silence.

— Je suis venue pour une autre raison, dit Rhiannon. Je voulais être celle qui vous l'annoncerait : le vaisseau d'Aileen a quitté les rivages d'Erinn.

— Meijhana...

— Je sais. Vous allez l'épouser.

— Les fiançailles ont été conclues avant ma naissance, dit Brennan.

— Et moi, je ne suis rien. Je ne peux rien vous donner... à part... ( Elle se tourna vers lui, une main posée sur son ventre. )... cet enfant.

Il la prit aux épaules.

— Tu es sûre ?

— Tout à fait, dit-elle avec un étrange sourire. Etes-vous content, mon seigneur ?

Il fut ébahi qu'elle pose la question.

— Un enfant ? Comment pourrais-je ne pas être satisfait ?

— Un bâtard, mon seigneur.

— Crois-tu que cela m'importe ? Un enfant est un enfant !

Rhiannon éclata de rire.

— Et un enfant né d'un Cheysuli et d'une Ihlinie ? Que dites-vous de cela ?

Il saisit les plis de son manteau de laine.

— Ihlinie !

Des doigts fins se refermèrent sur son poignet et le serrèrent.

— Oui, un enfant ihlini et cheysuli. Pourquoi pensez-vous que je vous ai poussé à me désirer ?

Elle n'était qu'une frêle femme, pensa Brennan en essayant de se dégager. A son désarroi, il n'y parvint pas, car il sentit une explosion de douleur dans le lien-lir.

La voix mentale de Sleeta était presque incohérente.

Il essaya de courir vers elle. D'une seule main, Rhiannon le poussa vers l'arbre le plus proche et l'y maintint.

Lir...

La faiblesse et l'impuissance de la panthère se transmettaient parfaitement à travers le lien-lir.

— Sleeta...

— Elle est à nous. Je vous suggère de ne pas essayer de vous enfuir, dans son intérêt.

Il aurait voulu briser son cou élégant. Mais il n'osa pas bouger. La survie de son lir, et la sienne, en dépendaient.

Sleeta ?

Lir, lir... Ihlini..

L'essence mentale de la panthère s'effaça soudain, comme on souffle une chandelle.

La main de Rhiannon le plaquait toujours contre l'arbre, avec une force qui ne pouvait pas être naturelle. Malgré sa rage intérieure, Brennan resta immobile.

Il essaya de contacter Sleeta, mais il n'y avait plus rien.

— Vous l'avez tuée !

— Non, mon seigneur, pas encore. Elle vivra jusqu'à ce que nous en ayons fini avec vous.

— Comment avez-vous l'intention de me tuer ? demanda-t-il.

— Strahan vous veut vivant.

— Strahan ? C'est lui qui a manigancé tout cela ?

— Il l'a suggéré. La mise en œuvre était de mon fait. ( Rhiannon sourit et lui caressa le visage, qu'il détourna. ) Cela aurait pu être pire, Brennan. La séduction vaut mieux que la force. Lillith me croyait incapable de le faire, pensant que j'étais trop jeune. Mais elle oubliait que les Ihlinies sont des séductrices-nées.

— Lillith..., dit Brennan en se tordant de douleur sous la main de Rhiannon.

— Elle est ma mère, et Ian est mon père. Nous sommes cousins, vous et moi !

— Mais... Jarek ?

Il s'interrompit. Il sut instinctivement qu'elle disait la vérité.

— Ainsi, ce n'était donc pas Jarek... Vous nous avez trompés, depuis le début... Nous nous sommes crus en sécurité. Vous avez conçu un plan complexe et intelligent, reconnut-il amèrement.

— Il nous a fallu beaucoup de temps pour le préparer, dit-elle. Mais pour nous, le temps n'a pas grande importance. Venez, mon seigneur. Strahan s'impatiente.

Il était inutile de lutter, Brennan le savait. L'emprise de Rhiannon sur son lir était trop forte. Pourtant, il la défia :

— Valgaard est à plusieurs jours de cheval, dit-il avec un sourire sauvage. Si vous pensez que je ne tenterai rien le long du chemin...

— Qui a parlé d'y aller à cheval ? Les Ihlinis ont d'autres moyens...

Elle sortit la bague qu'il lui avait donnée. Le saphir n'en était plus bleu, mais d'un pourpre étrange.

Il parvint à rire.

— Vous oubliez que je suis cheysuli ; votre magie ne marchera pas.

— Vous oubliez, mon seigneur, que je suis aussi cheysulie. Demandez-vous pourquoi Sleeta ne m'a pas reconnue, et pourquoi je vous retiens si facilement d'une main. J'ai forgé un lien pendant nos moments de passion charnelle, afin que vous ne vous en aperceviez pas.

— C'est impossible...

— Vraiment ? Le résultat est pourtant là. La fusion de nos sangs me donne encore plus de pouvoirs, sans parler du soutien d'Asar-Suti.

— Mais vous n'êtes pas une Première-Née...

— Non, mais j'en suis proche. Plus proche que vous. C'est le sang des enfants nés des unions entre Cheysulis et Ihlinis qui dominera bientôt Homana.

Rhiannon retira la chaîne à laquelle pendait la bague. Elle la lui passa autour du cou, malgré ses efforts pour détourner la tête.

Il essaya en vain de prendre la forme-lir.

— Brennan, dit-elle calmement, je ne suis pas amoureuse de vous, mais je n'ai aucune haine contre vous. Nous sommes parents. Ian est présent dans notre sang. ( Elle lui prit les mains et joignit leurs doigts de force. ) Mais nous ne pourrons pas contrôler les Premiers-Nés, si nous n'enfantons pas.

— Ihlinie..., siffla Brennan.

Elle l'embrassa. Puis le monde sembla se dissoudre autour de lui.